Florian Pracht, L’empreinte du bois et des valeurs
À Levoncourt, en Alsace, dans l’atelier familial où résonnent encore les gestes du grand-père, Florian Pracht parle lentement. Avec une sincérité tranquille, il raconte un parcours façonné par la matière, la transmission et la fidélité aux valeurs du compagnonnage. Son regard, à la fois lucide et bienveillant, dit tout : le bois n’est pas qu’un métier. C’est une école de vie, et parfois, un acte de résistance.
Racines
Florian est né à Mulhouse, mais c’est dans un petit village du sud de l’Alsace qu’il a grandi, au milieu des champs et des forêts, dans une maison où le travail du bois se transmettait comme une langue maternelle. Son grand-père avait fondé l’entreprise familiale de menuiserie-charpente, reprise ensuite par ses parents.
Ici, on travaille dans un rayon de trente kilomètres, pas plus. Le territoire n’est pas une limite, c’est une fidélité.
Enfant, Florian n’était pas de ceux qu’on remarque. Ni meneur, ni suiveur. Calme, réfléchi, observateur. Il aimait bricoler, lire, jouer dehors. Une “force tranquille”, comme il le dit en souriant. C’est en accompagnant son père sur les chantiers qu’il découvre peu à peu ce que signifie bâtir. Pas seulement construire des murs ou des toitures, mais ancrer un geste dans un paysage, dans une histoire.
« Au début, je ne réalisais pas vraiment, raconte-t-il. Mais quand je voyais mon père travailler, quand je respirais cette odeur de bois fraîchement coupé, quelque chose se passait. Je me sentais à ma place. »
L’entrée à Mouchard
Au collège, il rêve encore de devenir pilote de chasse. Ses professeurs, eux, voient en lui un élève “sage mais distrait”, capable de mieux. Ils l’orientent vers un bac. Et c’est ainsi qu’il découvre, presque par hasard, l’Institut Européen de Formation des Compagnons du Tour de France à Mouchard.
« Un camarade m’en avait parlé. Je suis allé voir, j’ai passé les tests, et en septembre, je me suis retrouvé dans ce château immense, un peu austère, peuplé de jeunes venus de partout. »
La fameuse réunion d’accueil, menée par le Directeur, le marque profondément. « C’était dur, intense, mais juste. Les valeurs que je connaissais déjà à travers ma famille étaient là, respect, rigueur, dépassement de soi. »
Il se souvient de ce camarade aux dreadlocks, skateur invétéré, que personne n’imaginait compagnon. « Aujourd’hui, Compagnon lui aussi, il a sa boîte de charpente. Comme quoi, il ne faut jamais juger trop vite. »
La vie à l’internat, les amitiés qui se tissent, les vacances passées chez des camarades du Pays basque ou de l’Ardèche, tout cela construit un monde.
Mais surtout, il découvre des formateurs qui laissent une empreinte indélébile, Martial, Fabien, Daniel … « Chacun avait son style. L’un plus direct, l’autre plus posé. Mais tous avaient ce feu intérieur. Daniel, lui, c’était la force tranquille. Il ne haussait jamais la voix, et pourtant tout le monde l’écoutait. »
L’apprentissage du réel
L’entrée dans la vie active fut un choc.
« Je suis arrivé dans une maison un peu insalubre, sans chauffage. Mes parents m’ont accompagné… Aujourd’hui, en tant que père, je crois que je repartirais aussitôt ! »
Il rit, sans amertume. « Mais au final, c’était formateur. On apprenait à se débrouiller, à s’adapter. Soit tu te battais, soit tu baissais les bras. Et moi, j’ai choisi de me battre. »
Ces années d’apprentissage forgent son caractère. Pas de cris, pas de coups d’éclat, juste de la constance.
« J’étais celui qui buvait un peu moins, parce qu’il fallait bien ramener les autres. J’ai toujours préféré prévenir que guérir. »
Calme, observateur, il devient ce compagnon que rien ne déstabilise. « Je n’aime pas le conflit. J’analyse, je prends du recul. C’est ma manière d’éviter les dérapages. »
Après deux années à Mouchard et un CAP, il part sur le Tour de France : Limoges, Millau, Anglet, Nantes et Paris.
Cinq villes, cinq expériences, cinq leçons de vie.
Florian est reçu Compagnon, sous le nom de “Alsacien Cœur Sincère” à Nantes en 2011.
Mais le destin le rappelle à la maison, son père a besoin de lui dans l’entreprise. Il interrompt son tour, après un an de roule, non par renoncement, mais par devoir.
Le retour aux sources
De retour dans l’entreprise familiale, il retrouve les anciens, la routine, la poussière du bois, les odeurs de colle et de pin chauffé.
« Au début, c’était tendu. Les anciens avaient du mal à accepter qu’un jeune, même compagnon, puisse leur donner des consignes. Mais avec le temps, tout s’est équilibré. »
Florian développe la charpente, tout en préservant la menuiserie — le cœur historique de la maison.
« On a gardé la menuiserie parce que c’était un savoir-faire que je ne voulais pas voir disparaître. »
Sous sa direction, l’entreprise s’ancre dans la vision de son père, circuits courts, bois local, respect du patrimoine, travail durable.
Il préfère “la cohérence à la croissance”.
« Gagner plus, aller plus vite ? J’ai cru que c’était ça, le progrès. Mais ce n’est pas le bon calcul. Mieux vaut acheter dans nos forêts que du bois venu d’ailleurs. »
Devant une vieille ferme dont la charpente date de trois siècles, il s’arrête :
« Les anciens savaient. Ils coupaient au bon moment, utilisaient le bon bois, dans le bon sens. Aujourd’hui, on croit tout savoir, mais on a oublié l’essentiel. »
Transmettre et accueillir
Son autre engagement, c’est la jeunesse. Avec ses parents, il a créé une maison d’accueil pour les jeunes compagnons itinérants, en Alsace, une région longtemps sans relais compagnonnique.
« Je trouvais dommage qu’il n’y ait pas de point d’ancrage ici. Il y a du bois, des jeunes motivés, et une vraie culture du travail manuel. »
Depuis plus de dix ans, des apprentis et des itinérants y passent, y vivent, y apprennent.
« Le jour où les premiers stagiaires ont sorti la pochette de Mouchard, j’ai senti que la boucle était bouclée. »
Mais il ne cache pas ses inquiétudes, la formation change, se digitalise, perd parfois le lien humain.
« Avant, tu voyais le gamin arriver avec son devoir papier. Tu savais s’il avait bossé. Aujourd’hui, tout passe par Teams. Ils copient, ils cliquent. Et surtout, ils ne réfléchissent plus. »
Un regard sur les jeunes, lucide mais tendre
Florian ne juge pas. Il observe, avec bienveillance.
« Les jeunes d’aujourd’hui sont plus fragiles. Beaucoup ont grandi dans des familles éclatées. Certains arrivent avec des blessures lourdes. »
Il apprend à décoder leurs histoires, à comprendre ce qui est vrai, ce qui est un appel à l’aide.
Son travail devient autant humain que technique.
« Pendant quatre ans, j’ai parfois eu l’impression de faire plus du social que de la formation. Mais c’est aussi ça, transmettre, élever l’humain avant le professionnel. »
Réveillez-vous
Quand il parle des jeunes, son ton se fait plus grave :
« Réveillez-vous. Battez-vous. Rien ne viendra tout cuit ! »
Il redoute un monde où la machine remplace la main, où la technologie efface la transmission.
« Ce que les machines n’auront jamais, c’est le lien humain. Celui qu’on trouve chez les Compagnons. »
Son message résonne comme un appel : retrouver le goût de l’effort, de la durée, du collectif.
Il rit, mais l’inquiétude est là.
« À nous de leur réapprendre à comprendre, à s’impliquer. C’est long, mais nécessaire. »
Les Alumnis, un lien à réinventer
Florian croit au pouvoir du lien. Il voit dans le réseau des Alumnis de Mouchard une force dormante, un outil pour retisser les solidarités.
« J’aimerais qu’on retrouve les anciens, qu’on recrée un vrai réseau. Ici, en Alsace, on peut bâtir un pôle compagnonnique fort. Les jeunes ont besoin de repères, et nous avons besoin d’eux. »
Il imagine des rencontres, des chantiers partagés, des échanges intergénérationnels.
« Il y a tant de savoirs dispersés. Si on ne se reparle pas, ils se perdront. »
Épilogue Cœur sincère
Ce matin-là, dans la lumière douce du printemps, la maison familiale vibrait d’une énergie nouvelle. Des élus, des artisans, des compagnons, des jeunes, tout un monde réuni autour d’un même idéal.
Florian a pris la parole sans emphase, avec cette simplicité qu’on retrouve chez ceux qui font avant de dire.
Pas de discours grandiloquent, juste une phrase, presque un murmure :
« Ce que nous faisons, ici, c’est transmettre une manière d’être au monde. »
Et dans son regard, on devine cette certitude rare :
Que la beauté n’est pas un luxe,
Que la main garde mémoire de l’essentiel,
Et que dans chaque copeau de bois,
Il y a un peu de ce qu’on appelle encore l’humanité.
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