Gilles Ren : Architecte des âmes.
(Par la transformation de la matière)
Parmi les effluves boisés et les poussières de copeaux, Gilles Ren ne façonnait pas seulement des ouvrages de menuiserie et d’agencement, il sculptait des hommes et des femmes. Ce n’était pas le chêne, le sipo et l’acajou qu’il modelait, mais des êtres en devenir, à qui il insufflait l’amour du travail bien fait, la persévérance et l'humilité. À l’orée de sa retraite, après plus de trois décennies passées à enseigner à l’Institut Européen de Formation des Compagnons du Tour de France, cet homme, Compagnon Menuisier Du Devoir De Liberté, Meilleur Ouvrier de France dans sa spécialité (en 2000), Chevalier de l’ordre national du mérite, médaille d’honneur du travail (argent et vermeil) et Chevalier des Arts et des Lettres (palmes académique), referme doucement un chapitre brillant de sa vie. Pourtant, l’empreinte qu’il laisse, gravée dans du bois noble comme dans les cœurs, restera à jamais.
Les racines d’une vocation
C’est dans le Quercy, terre vallonnée aux confins du Tarn et Garonne et en limite du Gers, que le destin de Gilles commence à se dessiner. Enfant de la campagne, il grandit au rythme des saisons, bercé par le labeur de la terre et la rigueur de la vie paysanne. Son père, agriculteur, et sa mère, artisane maçonne avec son père, lui inculquent dès son plus jeune âge les valeurs de l’effort et de la simplicité. "Nous vivions au milieu des vallons, entourés de forêts, dans une autarcie presque totale. Les enfants, comme les adultes, travaillaient aux champs", se souvient Gilles, avec une tendresse et une dureté cachée qui semble encore imprégner ses paroles d'un parfum de terre fraîchement retournée.
À Quinze ans et demi, un choix s’impose à lui. Séduit par l'idée de donner vie à la matière, il s’oriente vers la menuiserie. "J’aurais voulu être potier, ou peut-être sculpteur. Mais aucun de ces métiers n’était accessible dans les écoles de ma campagne et il n’y avait pas de débouché dans la région. La menuiserie s’est imposée à moi, presque comme une évidence." Ainsi, à Beaumont-de-Lomagne, il se lance dans un apprentissage qui allait poser les fondations de toute sa carrière. Là, dans le bruit des rabots et sous les odeurs de vernis, la rigueur devient son maître-mot pour apprendre et aimer la menuiserie.
La révélation du compagnonnage
Le destin aime parfois se glisser dans les moments les plus anodins. Gilles, alors responsable du foyer des élèves de son lycée, se voit un jour confier la mission de préparer une salle pour une conférence. Des Compagnons du Tour de France de Toulouse sont attendus. À cet instant précis, la trajectoire de Gilles bascule. "Leurs discours sur l’effort, l’excellence, sur le travail bien fait… Cela m’a bouleversé. Ces hommes incarnaient une forme de noblesse que je voulais atteindre et retransmettre."
À 18 ans, enfourchant son vélo (après l’avoir sorti du coffre de la Citroën, Ami 8, de son père), il prend le chemin de Toulouse, poussé par une force intérieure que même la rudesse de la route ne pourrait freiner. Là, il entame son Tour de France. Il découvre alors un monde nouveau, celui des grandes villes et des défis humains. Il adhère à la Fédération des Compagnons du Tour de France, gravit les échelons, et devient Compagnon Menuisier.
La quête du dépassement
Pour Gilles, être Compagnon n’est pas simplement maîtriser un métier. C’est une philosophie de vie, un cheminement intérieur, un engagement total envers soi-même et les autres. "Le savoir-faire n’a de valeur que s’il est accompagné du savoir-être", aime-t-il répéter à ses élèves. Pour lui, chaque pièce de bois porte en elle une leçon de patience, de discipline et de respect. "Rien ne sert de courir, il faut partir à point", rappelle-t-il souvent, en citant jean de La Fontaine, convaincu que la persévérance est la clé de toute réussite « quand on veut, on peut ! ».
Son perfectionnisme trouve un écho dans la compétition. Lorsqu’il devient Meilleur Ouvrier de France, ce n’est pas pour le titre qu’il le fait, mais pour se prouver à lui-même qu’il peut toujours aller plus loin. "Se convaincre d’être le meilleur ne suffit pas. Il faut le prouver au monde en entier et tous les jours à soi-même", confie-t-il, avec ce regard pétillant, encore habité par une jeunesse intérieure qui ne l’a jamais quitté.
L’appel de l’enseignement
En 1995, une opportunité unique se présente à lui : participer à la création de l’Institut Européen de Formation des Compagnons du Tour de France à Mouchard. Ce projet, initié par le Compagnon Jacques Gérard, Président de la Fédération National Compagnonnique des Métiers du Bâtiment, n’est pas pour lui un simple emploi. C’est une vocation. "Nous rêvions d’un lieu où transmettre bien plus que des compétences techniques, un lieu où le développement personnel et les valeurs humaines seraient aussi importants que la maîtrise technique."
Durant deux années, avant l’ouverture officielle, Gilles travaille dans le milieu carcéral avec des détenus, une expérience qu’il décrit comme "profonde et humaine". "Derrière l’étiquette de prisonnier, il y a des hommes, des êtres en quête de rédemption. « C’est là que j’ai compris que la formation peut réellement changer des vies », dit-il, la voix empreinte d’une émotion palpable et habité.
Lorsque l’Institut ouvre enfin ses portes à la menuiserie en 1995, Gilles se consacre pleinement à sa nouvelle mission. Mais son enseignement va au-delà des techniques de menuiserie : il façonne des âmes. Il enseigne la rigueur, le respect, la camaraderie, adaptant chaque leçon à l’élève qui se tient face à lui. "La pédagogie est comme le temps : elle peut changer à chaque instant. Il suffit d’un souffle, et tout bascule", explique-t-il, conscient que chaque parcours est une aventure unique.
Le legs d’un maître
Aujourd’hui, à l’aube de sa retraite, Gilles contemple son chemin avec sérénité. "Ce dont j’apprécie le plus, ce ne sont pas mes titres ou mes récompenses. Ce sont ces jeunes que j’ai accompagnés, ces hommes et ces femmes que j’ai aidés à devenir non seulement de bons artisans, mais surtout de bonnes personnes."
Pour lui, le compagnonnage n’a jamais été simplement une école de métiers. C’est une école de vie. Le goût de l’effort, la passion du travail bien fait, et l’envie constante de se dépasser, voilà ce qu’il espère avoir transmis à ses apprenants.
Un dernier sourire vers l’avenir
Alors que le moment de dire adieu à l’Institut approche, Gilles garde les yeux tournés vers l’avenir. "Le futur, c’est un nouveau départ. Il faudra s’adapter aux nouvelles technologies, bien sûr, mais sans jamais perdre l’essentiel : la matière, le travail bien fait, et l’épanouissement personnel."
Pour lui, la transmission reste le socle de toute société et il espère que les générations futures sauront faire vivre cet héritage. Gilles Ren, ce bâtisseur d’hommes, s’éloigne doucement du chemin qu’il a tracé, mais sans jamais vraiment disparaître. "Je veux vivre, profiter de ma famille, de mes amis. Mais je ne serai jamais bien loin de l’Institut des Compagnons."
Son regard se perd vers l’horizon, tandis qu’un dernier sourire éclaire son visage. Gilles Ren, l’architecte des âmes, ne cessera jamais d’inspirer, car son œuvre, elle, vivra toujours dans le cœur de ceux qu’il a formés et ou croisés.
Abdella BOUZAKRI.
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